XVI
Daniel Frost resta debout sur le trottoir et regarda les feux de la voiture d’Ann Harrison jusqu’à ce qu’elle eût tourné au bout de la rue et disparu dans la nuit.
Alors, il se retourna et commença à gravir les marches de pierre usée du perron de l’immeuble. À mi-hauteur, il hésita, se retourna et descendit les escaliers.
La nuit était trop belle, pensait-il, pour rentrer dans la chambre. Mais au moment même où il se disait cela, il savait que ce n’était pas la beauté de la nuit, car ici, dans ce quartier sordide, rien ne pouvait témoigner de la beauté. Ce n’était pas, il le savait, la beauté de la nuit qui l’avait empêché de remonter chez lui, mais un étrange dégoût.
Jusqu’à cette nuit, il n’avait pas ressenti à quel point cette pièce était misérable, terne triste et vide, pas avant son retour du parc où il avait rencontré Joe Gibbons. Et puis, pendant un temps trop bref, la présence d’Ann Harrison entre ses quatre murs l’avait empli de couleur, de chaleur et de beauté. Il y avait eu des bougies et une douzaine de roses, dont le prix lui avait paru exorbitant, mais ce n’étaient ni les bougies, ni les roses, ni les deux ensembles qui avaient transformé l’endroit. C’était Ann la cause de ce miracle.
D’un seul coup, la pièce lui avait paru misérable et vide. Auparavant, il n’avait jamais éprouvé cette impression. Il était simplement raisonnable d’habiter un tel endroit, une porte pour l’intimité, un toit pour s’abriter, une seule fenêtre pour laisser entrer la lumière et cela suffisait, un endroit où manger et dormir, un endroit où passer le temps en dehors des heures de travail. Frost n’avait pas besoin d’un logement plus grand, ni envie d’un confort supérieur. Tout le confort, ou plutôt le réconfort, dont il avait besoin lui venait du fait que, semaine après semaine, augmentaient les revenus qu’il emporterait avec lui en mourant.
Pourquoi la chambre lui avait-elle paru si misérable et si étriquée quand il y était revenu ce soir ? Etait-ce parce que sa vie actuelle était soudain devenue misérable et étriquée ? La chambre était-elle vide parce que sa vie l’était ? Comment sa vie pouvait-elle être vide alors qu’il était presque sûr d’avoir un jour l’immortalité ?
La rue était dans l’ombre avec seulement quelques réverbères dont la lumière trouait la nuit. Les ruines qui se dressaient de chaque côté de la chaussée étaient des spectres lugubres du passé, de vieilles résidences austères dont les orgueilleux propriétaires avaient cessé de vivre, voici bien longtemps.
Ses pas résonnaient sur le trottoir comme des roulements de tambour, tandis qu’il descendait lentement la rue. Les maisons, pour la plupart, étaient plongées dans l’obscurité, avec ici ou là, une fenêtre solitaire éclairée. Frost était le seul homme à être dehors.
Personne dehors, se disait-il, parce qu’il n’y avait aucune raison d’aller quelque part. Pas de cafés, pas de théâtres, pas de concerts, parce que tout cela coûtait cher et que, si on voulait se préparer pour la seconde vie, on devait épargner tout l’argent possible.
Une rue morne et déserte et une chambre déserte et morne, était-ce tout ce que la vie pouvait offrir à un homme ? Se serait-il trompé ? Aurait-il marché dans un rêve, aveuglé par la splendeur de la vie à venir ?
Tout seul, pensait-il, seul dans la vie et seul dans la rue.
Un homme surgit soudain d’un porche plongé dans l’ombre.
— Monsieur Frost ? demanda-t-il.
— Oui, dit Frost. Vous désirez ?
L’inconnu avança d’un pas mais ne dit rien.
— Si cela ne vous fait rien, j’ai… dit Frost.
Quelque chose le piqua à la nuque. Ce fut douloureux. Frost leva la main pour écarter ce qui l’avait piqué, mais sa main était lourde et, à demi levée, ne voulait pas se lever plus haut. Il eut l’impression de tomber, de basculer sur le côté, dans une chute lente, due ni à un coup ni à quelque violence, mais comme s’il essayait de s’appuyer contre quelque chose qui n’était pas là. Et le curieux de la chose était qu’il s’en moquait, parce qu’il savait qu’il tombait si lentement qu’il ne se ferait pas de mal quand il toucherait le sol.
L’homme qui lui avait parlé était toujours debout sur le trottoir et il y avait maintenant quelqu’un d’autre à côté de lui, quelqu’un, Frost s’en rendait compte, qui était arrivé par derrière. Mais c’étaient des hommes sans visage, enveloppés par l’ombre des bâtiments et il ne les reconnaissait pas, si tant est qu’il les connût.